Les indices pensables. Episode 51, par Brunor

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Lettre aux survivants de Charlie Hebdo.

Résumé : Cette semaine, nous quittons provisoirement les galaxies et l’ADN pour ouvrir un espace à la mémoire des victimes juives, chrétiennes, musulmanes, athées, agnostiques de ces derniers jours...


Paris, 18 janvier 2015

C’est en tant que dessinateur que je vous écris, après avoir fait quelques dessins (qui valent mieux qu’un long discours), sur la tragédie qui a commencé dans vos locaux, a continué à Montrouge, avant de se poursuivre dans un magasin juif.
Je voudrais d’abord vous dire que je partage votre tristesse… Je ne connaissais Wolinski Charb et Honoré que par leurs dessins, mais j’avais rencontré Tignous quand il faisait ses premières armes dans les pages d’Antirouille. Avec Loustal et lui, nous étions les trois jeunes débutants de ce journal sympathique qui était déjà assez satirique avec ses pages aux monochromies aléatoires dans le style de la revue branchée de l'époque : "Actuel".

Une des particularités de ce périodique était la liberté de presse puisqu’il comptait bien vivre sans le financement d’aucune publicité. Tous les trois, on trouvait ça cool. Mais ça n’a pas duré très longtemps et quand Antirouille a fermé ses portes et ses pages, chacun a poursuivi sa route. 
Pour ma part j’ai continué de pratiquer le dessin d’humour sur des sujets sérieux, parfois graves ou tragiques, en espérant que mes petits mickeys allaient contribuer à améliorer le monde en aidant des lecteurs à prendre conscience de différentes choses.
Grâce au fanzine (journal de Bd semi-professionnel) que j’avais fondé avec deux amis étudiants, nous avions la chance de côtoyer dans des salons de Bd nos grands aînés comme Cabu, Moebius, Bilal.

Cabu, je ne l’ai pas beaucoup connu, mais pour une raison que j’ignore, je ne cesse de penser à lui, depuis qu’il n’est plus de ce monde. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient pu tuer le grand Duduche. Quand j’étais responsable des pages Bd de l’hebdo Tintin Reporter, j’ai de nouveau croisé Cabu et je regrette maintenant de ne pas avoir davantage échangé avec lui, tellement il émanait de lui une forme de bonté désarmante et de simplicité déconcertante, mais vous le connaissez mieux que moi et j’imagine votre douleur et bien sûr, celle de sa compagne.
Je crois qu’ils ont tous les cinq, ainsi que toutes les autres victimes de ces journées atroces, reçu un hommage considérable de tant de millions de nos concitoyens, comme personne n’en a jamais connu, depuis la III° République, et même avant. Sans oublier, dans cette marche silencieuse, le soutien pour la liberté de la presse.

Puis viennent les jours d’après. Et de ces lendemains, je retiens une information qui me semble essentielle pour la suite : il semblerait, selon différents témoignages, différentes sources, que les musulmans non extrémistes, appelons-les : les musulmans tout court, n’ont rien contre un dessin comme celui de Tignous qui a fait la une de Marianne, où on voit un terroriste retenu par le doigt géant de Dieu qui lui dit : « Allah est assez grand pour défendre tout seul son prophète ».

 

Ce dessin est une merveille de génie ! J’aurais tellement aimé le faire moi-même ! Il est absolument réussi, il est redoutablement efficace, il parle de lui-même sans la moindre ambiguïté et, cerise sur le gâteau : si mes sources sont exactes (voir une interview récente de Geluck, le fameux dessinateur du Chat) cette « caricature » comme disent les gens, n’est pas choquante pour des musulmans. Le bonheur est total ! Elle n’est pas choquante, ni blessante, ni condamnable, pourquoi ? Parce que le Prophète, n’est pas représenté. Un dessin qui ne choque pas la sensibilité de toute une culture et qui pourtant fait réfléchir par sa vérité : si Allah est grand, en effet, il n’a besoin de personne pour se défendre, et les extrémistes qui prétendent agir en son Nom sont démasqués.

J’espère que c’est ce niveau de génie que toute votre équipe va chercher à atteindre ! La barre est haute.

Vous le devez bien à Tignous, à sa mémoire et à son talent manifesté dans ce dessin cité ! Tous, nous le lui devons bien, ainsi qu’à Wolinski, Charb, Honoré et Cabu, mais aussi à tous les autres qui sont morts dans la même rafale de Kalachnikov, en moins de 48 heures. !
J’ai confiance que vous allez viser pas moins qu’un tel niveau, car vous mettrez alors dans votre camp les musulmans. N’est-ce pas là la vraie liberté de la presse ?

Ce n’est pas de dessiner des personnages comme le Prophète dont la simple représentation, même quand elle n’est pas caricaturale, suffit à choquer non seulement les terroristes, mais aussi l’ensemble des musulmans. Ce serait médiocre de ne pas tenir compte de cette réalité, je dirais même plus, ce serait trop nul, ça ne ferait rire personne. Ce serait juste un dessin facile, beaucoup trop facile, et donc : pas digne de survivants comme vous l’êtes d’une équipe de grands auteurs assassinés.
Continuer de dessiner ce qui choque une culture tout entière, (même si c’est difficile à comprendre) ne serait pas lutter contre le fanatisme, ce serait… l’alimenter.

Nous avons tous beaucoup mieux à faire avec notre talent.
Soutenons plutôt les philosophes, les penseurs musulmans, ceux qui essaient de faire évoluer les choses et qui risquent leur vie à chaque publication non pas en attisant le feu, non pas en se moquant de ce dont il est si facile de se moquer, mais au contraire, en essayant de rejoindre les hommes et les femmes qui refusent les formes d’extrémisme et de fondamentalisme.
Il y avait un chef musulman appelé Cheikh Zayed, qui fut surnommé « le sage des Arabes ». C’est lui qui fut le fondateur des émirats arabes unis. Il semble qu’il fut un musulman particulièrement tolérant, capable de souhaiter que dans sa capitale Abu Dabi soient construites plusieurs églises (qui sont toujours là) : l’une catholique, l’autre protestante, la troisième orthodoxe. Quand on s’en étonnait ou qu’on venait à lui reprocher cette ouverture, l’histoire raconte qu’il répondait : « Vous savez, si Allah voulait que TOUS les êtres humains soient musulmans, alors ils le seraient déjà. Puisqu’on sait qu’Allah fait toujours sa volonté, et puisque l’on voit bien que tous les êtres humains ne sont pas musulmans, on peut donc comprendre qu’Allah veut qu’il y ait des êtres humains qui ne soient pas musulmans… »

Hélas le Cheikh Zayed, n’est plus de ce monde. Mais si ce qu’on dit de lui est vrai, il aurait certainement très bien compris et apprécié le dessin génial de Tignous : Allah est assez grand pour ne pas avoir besoin d’assassins …
Comme si les cinq, là où ils sont maintenant, du bout de leurs crayons (qu’ils ont toujours dans l’une ou l’autre poche de leur veste) nous disaient : allez les gars, il faut arrêter de se croire invulnérables, gardez votre créativité et votre énergie pour les vrais combats, les combats où on est du côté des populations opprimées par les tyrannies, et pas le contraire. C’est ça, la liberté de Charlie (3), la liberté de la presse, après tout. Et c’est aussi la liberté de tout homme debout.
Brunor (4)

1- Zayed ben Sultan El Hor Al Nahyane (en arabe زايد بن سلطان آلنهيان),
Né le 3 novembre 1918 et décédé le 2 novembre 2004, cheikh et homme politique, fondateur de la fédération des Émirats arabes unis.
2- Avec le Cheikh Walid ibn Jilali al Great Khali.
3- Du nom de l'un des personnages de Charles Schulz : Charlie Brown, dans la série Peanuts.
4- Voir : L’Être et le néant sont dans un bateau, (Brunor Editions. 2014).




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